Une rêverie de l’entre deux

Une rêverie de l’entre deux

La présence crue d’un au-delà, les exercices d’élévation adéquats, une philosophie de l’aspiration entretenaient des appels à l’insistance d’un arrière-monde. Lumière, ombre et transparence étaient enrôlées, à cette occasion, dans un combat cosmique chargé de rendre des comptes à la Chute et à la Rédemption.

La ruine totale de cet arrière-monde, largement approfondie depuis le Deus absconditus de Blaise Pascal, nous a laissés et en laisse encore beaucoup devant l’abîme d’une autre histoire à entreprendre.

Elle a poussé les artistes à désenchanter la lumière, l’ombre et la transparence. Depuis lors, la lumière ne va plus sans la matière, l’espace et le temps ; l’ombre n’est plus l’inverse diabolique de la lumière ; la transparence ne vient plus de l’âme ; le ciel n’a plus à faire présage d’un avenir radieux ou funeste. Il a fallu plusieurs générations de femmes et d’hommes artistes pour apprendre et nous apprendre, par expériences successives, que nous n’avions plus à nous battre avec les cendres de l’antérieur et que nous pouvions souligner moins confusément la fragilité de nos existences. D’innombrables activités artistiques se sont acharnées à produire des phénomènes de lumière et d’ombre immanents afin de nous extraire de cette déception brutale en nous offrant la possibilité de nous exercer à d’autres desseins, jusqu’à l’œuvre produisant un discours sur l’œuvre en tant que visibilité.

Le spectre entier de la pensée, imagée ou conceptuelle, s’est donné fiévreusement la tâche de considérer maintenant le monde à hauteur d’humain. Là, uniquement, l’homme est presque chez lui. Il faut seulement y introduire des plans, des distances, des distinctions et des limites, une richesse de contrastes et d’impulsions contradictoires afin de cartographier son existence et d’en dessiner les linéaments infiniment visibles et mouvants.

Quelles ressources pour nos activités ! Marie-Luce Thomas a songé à y faire chanceler son travail.

Observez que les agencements proposés par elle détachent les plans, selon une logique aisée à surprendre, pour ainsi laisser naître des séparations et des distances, des scintillements et des frémissements, des glissements qui flottent en donnant lieu à une dynamique toujours horizontale. Ce qui est en jeu n’est certainement pas un au-delà ou un arrière-monde, plutôt le jeu même des plans à hauteur de regard de la spectatrice ou du spectateur. Il n’y a pas à lui imposer de s’élever. Le parti pris du sensible ruine chaque tentative de faire d’une élévation le résultat nécessaire d’une logique du beau. Éprouver cela sensoriellement, voilà tout, d’abord. La chose à voir se trouve déjà là, dans l’exercice même de la découvrir.

Dans le regard, le travail s’illumine alors lui-même d’immensité. Il n’a donc besoin ni d’un quelconque mimétisme, ni d’une vérité cachée derrière l’oeuvre. En revanche, il s’agence en entre-deux, toujours.

L’espace n’est pas à soi pareil, mais parcours à découvrir, où chaque élément, lumière ou ombre, surface ou écart, superposition ou éclairage, cherche à se produire dans ses limitations quoique bordées par des franges ou par des espacements. La minutie qui résonne dans l’ouvrage condamne les espaces sans issue. Ici tout s’ouvre en permanence.

Pour que ce premier entre-deux ait lieu, il y faut au moins deux fois l’élan, comme d’un mot à un autre, donc le passage, et y retenir quelque chose de l’autre et du seuil quand il est passé. Le parti pris de l’entre-deux tient compte de l’inanité des choses seules, pareilles à la pierre ou au regret de l’unité perdue. Il affirme que l’unité est toujours à interrompre, au profit du rapport. Un peu comme, sur les arêtes de la langue, tant par rapport aux choses que par rapport aux autres, le langage permet de passer de l’un à l’autre (les interlocuteurs) et de l’une à l’autre (langue), tout en maintenant le rapport (aux choses). Seul celui qui laisse s’imposer le rapport peut voir et se voir, parler et s’entendre parler, parce qu’il sait viser l’autre et se savoir son autre, visé par lui.

Ainsi va le travail de Marie-Luce Thomas qu’il cultive l’actuel drame, celui du regard apprêté enfin à la rêverie des rapports !

Ici intervient alors un autre entre-deux. Il serait comme l’entre-deux de la corrélation œuvre-spectateur. Ni l’un ni l’autre sans l’autre. Et même l’un révèle l’autre et réciproquement. L’important n’est pas seulement le moment de l’œuvre, mais la bonne spatialisation qui aménage le rapport entre l’œuvre et le spectateur, ainsi que le rapport entre l’œuvre et l’espace d’exposition qu’elle produit. On ne peut s’empêcher de voir en cet autre entre-deux l’axe et le pivot d’une rêverie du passage.

Qu’on ne s’étonne donc pas de sentir que le rythme du rapport ou du passage excite plus souvent les ouvrages de Marie-Luce Thomas que la substance ou l’identité ! Privilège des germinations de ce genre, les rêveries du rapport qui entrent en action en elles sont profondément légères. Elles incitent à participer à des qualités actives qui immunisent contre les immobilités.

L’enchaînement des travaux et l’évidence des ouvrages révèlent donc une pensée aussi profonde que tout ce que les mots et les concepts peuvent enfermer. Mais cette pensée s’accomplit dans la matière même du monde, dans la lumière et l’espace qu’elle engendre, dans les froissements de la matière, là où varient à l’infini les rapports constitutifs du sensible.

Texte de Christian Ruby – 2014